Les chansons des rues et des bois
Une œuvre méconnue de Victor Hugo
« A un certain moment de la vie, si occupé qu’on soit de l’avenir, la pente à regarder en arrière est irrésistible. Notre adolescence, cette morte charmante, nous apparaît, et veut qu’on pense à elle. C’est d’ailleurs une sérieuse et mélancolique leçon que la mise en présence de deux âges dans le même homme, de l’âge qui commence et de l’âge qui s’achève ; l’un espère dans la vie, l’autre dans la mort.
Il n’est pas inutile de confronter le point de départ avec le point d’arrivée, le frais tumulte du matin avec l’apaisement du soir, et l’illusion avec la conclusion.
Le cœur de l’homme a un recto sur lequel est écrit Jeunesse, et un verso sur lequel est écrit Sagesse. C’est ce recto et ce verso qu’on trouvera dans ce livre.
La réalité est, dans ce livre, modifiée par tout ce qui dans l’homme va au-delà du réel. Ce livre est écrit beaucoup avec le rêve, un peu avec le souvenir.
Rêver est permis aux vaincus ; se souvenir est permis aux solitaires ».
Victor HUGO
Hauteville, house, octobre 1865.
Extrait :
En sortant du collège
Puisque nous avons seize ans,
Vivons, mon vieux camarade,
Et cessons d’être innocents ;
Car c’est là le premier grade.
Vivre, c’est aimer. Apprends
Que, dans l’ombre où nos cœurs rêvent
J’ai vu deux yeux bleus, si grands
Que tous les astres s’y lèvent.
Connais-tu tous ces bonheurs ?
Faire des songes féroces,
Envier les grands seigneurs
Qui roulent dans des carrosses,
Avoir la fièvre, enrager,
Etre un cœur saignant qui s’ouvre,
Souhaiter d’être un berger
Ayant pour cahute un Louvre,
Sentir, en mangeant son pain
Comme en ruminant son rêve,
L’amertume du pépin
De la sombre pomme d’Eve ;
Etre amoureux, être fou,
Etre un ange égal aux oies,
Etre un forçat sous l’écrou ;
Eh bien, j’ai toutes ces joies !
Cet être mystérieux
Qu’on appelle une grisette
M’est tombé du haut des cieux.
Je souffre. J’ai la recette.
Je sais l’art d’aimer ; j’y suis
Habile et fort au point d’être
Stupide, et toutes les nuits
Accoudé sur ma fenêtre.